Le Freight Forwarding à l’heure du post-COVID
Quelle offre de services dans une économie post-eldorado des années 2020-2022 ?
+380%, c’est la hausse du taux de fret maritime global moyen entre 2019 et 2022. A l’heure de la normalisation des taux, et tandis que se profile un nouveau cycle bas, les transitaires sont à nouveau mis sous pression tarifaire. En parallèle, le Covid a laissé des séquelles chez les chargeurs tant la tension sur la chaine logistique et de transport a pu réduire la qualité de service pourtant voulue par les compagnies mais finalement servie aux transitaires et aux chargeurs. Alors que la pression logistique se normalise depuis la mi-2022 et que le rapport de force entre chargeurs et transporteurs s’inverse, de nombreux défis se dressent face aux transitaires pour les années à venir.
1. Le Covid a renforcé le rôle du digital pour les acteurs
Du point de vue des chargeurs, une étude d'avril 2023 menée par Roland Berger auprès de différents chargeurs, de transporteurs et de transitaires (de taille intermédiaire) indique que la qualité et le niveau du service restent toujours les critères d’achat clés, mais que ceux-ci intègrent désormais une composante digitale plus forte, tandis qu'une traçabilité efficace et continue des marchandises confiées au transitaire devient la norme.
Engagée depuis plusieurs années, la pénétration des solutions digitales ne cesse de prendre de l’ampleur pour le back et le front-office du freight forwarding, portée par l'éclosion de solutions techniques et le développement des Digital Freight Forwarders ("digital native") obligeant les acteurs traditionnels à l'intégration de nouvelles solutions digitales au service de leurs opérations et des clients.
Ces solutions digitales répondent à trois problématiques pour les chargeurs :
- Rapidité dans la réception d’un devis, dans le traitement des demandes clients, dans la facturation et le reporting notamment
- Transparence sur les prix du service et dans le suivi des marchandises bout en bout, en temps réel
- Intégration de ces solutions de suivi avec leurs propres outils TMS (Transport Management System) afin de suivre les expéditions et les stocks de manière quasi instantanée
Les Digital Freight Forwarders "digital natives" ont pénétré le marché avec cette promesse, mais la réalité des flux et de leur complexité ne les autorise souvent à date qu'à cibler les flux standards et « commoditisés », dans un métier reposant en grande partie sur la relation personnelle tissée entre un chargeur et son homologue humain chez le transitaire, lui-même opérant dans un univers de forte complexité tout au long de la chaîne de transport, limitant la standardisation donc les possibilités d'informatisation.
Toutefois, la période Covid et la forte tension sur les flux, a bien accru la pression sur les transitaires "traditionnels" dans l’acquisition de capacités digitales incontournables.
Après 2,5 années de taux hauts (passant entre 2019 et 2021 sur l'Asie > Europe de ~1 100 à ~7 400 EUR / TEU (1) dans le maritime et de 2,2 à 8,1 EUR / kg en yield (2) aérien), le marché entre dans une nouvelle période de taux bas, qui va modifier les rapports de force entre acteurs. A la priorité donnée par les clients à l’obtention de capacités de transport, succède l'attente légitime d’un haut niveau de prestations de la part des transitaires - facteur de différentiation dans une période de taux bas sur l’ensemble du marché au moins pour les 24 prochains mois.
2. En parallèle, le marché voit grandir l’incertitude sur les évolutions à moyen-terme
Au-delà des évolutions des attentes des chargeurs, l’étude Roland Berger permet de souligner des modifications profondes des dynamiques d’échanges de marchandises avec, parfois, une remise en cause nécessaire des schémas logistiques des transporteurs, nécessitant plus de flexibilité et un maillage plus fin des principales routes.
La prise de conscience par les gouvernements occidentaux de leur dépendance à la Chine dans des domaines stratégiques tels que l’industrie pharmaceutique ou la hightech, et surtout les "disruptions" de des chaînes logistiques pendant la période Covid, ont poussé les clients à opérer des reconfigurations, en passant d'une logique d'approvisionnement just in time a une logique just in case, avec la recherche de double sourcing pour limiter les risques et augmenter la résilience des chaînes d’approvisionnement. A la forte tendance à la délocalisation vers l'Asie (notamment vers la Chine) des décennies passées a succédé la réflexion sur les possibilités de nearshoring ou de re-sourcing, avec des impacts variés sur les principales routes. L’Asie est la zone qui devrait subir les plus profondes mutations dans les années à venir : une partie des usines occidentales aujourd’hui implantées sur le territoire chinois pourrait être délocalisée dans des pays de la zone sud-asiatique (ex. Vietnam, Cambodge mais aussi Inde pour la tech) tandis qu’une autre partie pourrait être soit relocalisée dans un pays voisin du marché final (ex. le Mexique pour le marché américain ou le pourtour méditerranéen pour le marché français) soit sur le territoire du pays de consommation (ex. relocalisation sur le territoire américain portée par le plan Biden). La Chine devrait néanmoins rester la principale source d’approvisionnement et d’innovation pour les années à venir. Ces transferts des besoins de transport au sein de la zone asiatique et sur les routes Asie > Europe et Asie > Amérique du Nord impacteront le positionnement des capacités de transport mais dicteront aussi un nouvel équilibre dans le maillage géographique tissé par les transitaires :
- La zone Intra-Asie devrait concentrer les routes amenées à connaître la plus forte croissance du marché sur les 5 prochaines années, avec un potentiel de création de valeur élevé pour les transitaires, engendré par la fracturation des flux entre les pays et la complexité associée
- Les échanges transpacifiques devraient être légèrement impactés par les implantations d’usines au Canada et au Mexique, créant également des opportunités de développement du fret routier, voire ferroviaire, en Amérique du Nord
- La tendance à assurer un contrôle plus direct sur les industries stratégiques ou liées à des enjeux de savoir-faire (industrie lourde, chimie) pourrait inciter un nombre grandissant d’entreprises à rapprocher leurs usines de leurs marchés finaux
- La pression environnementale croissante, même en période de taux de fret bas, devrait accélérer la relocalisation d’industries fortement consommatrices de transport vers des régions de production plus proches des centres de consommation
Le niveau élevé d’incertitude pesant sur l’évolution du commerce mondial en 2023, et plus généralement à moyen-terme, devrait aussi inciter les transitaires à sécuriser leurs positions sur les routes les plus résilientes et concentrant la majorité des volumes mondiaux (Asie x Amérique du Nord, Asie x Europe, Intra Asie, Europe x Amérique du Nord, Intra Amérique du Nord, Intra Europe). La présence de points de tension dans certaines de ces zones, comme à Taiwan ou en Ukraine, pousse les transitaires à prévoir des plans de secours en cas d’interruption ou de goulot d’étranglement sur des routes clés.
L’éclatement relatif des chaînes logistiques représente un potentiel pour les freight forwarders en termes de besoin de transport et d’apport de services à plus haute valeur ajoutée pour coordonner et suivre ces flux. Dans un environnement de marché tendant vers une nouvelle pression sur les prix, les acteurs faisant le choix d’accompagner leurs clients sur des problématiques à forte valeur (par exemple l’export control ou les douanes) pourront tirer leur épingle du jeu.
3. L’avènement des problématiques ESG : un must-have pour les acteurs
Enfin, s’il fallait aborder un défi prépondérant auquel vont être confrontés les transitaires, c’est bien celui de l’application des principes ESG (3) dans leurs organisations, leurs prestations et de leur capacité à traquer les indicateurs clés pour leurs clients.
Autrefois serpent de mer de l’industrie et un temps éclipsé par l’urgence de la période Covid, les critères environnementaux figurent aujourd’hui en tête de liste de nombreux chargeurs, eux-mêmes soumis à une pression croissante de leurs investisseurs, des régulateurs et des consommateurs finaux.
Ces demandes, existantes depuis parfois plusieurs années mais rarement suivies par la mise en place de critères contraignants imposés par les chargeurs, vont provoquer une modification profonde des méthodes et des moyens mis en œuvre jusqu’ici par les freight forwarders.
Par exemple, l’obligation pour les entreprises européennes de plus de 500 salariés de publier un BEGES (4) Scope 3 à partir de 2023 devrait être une impulsion majeure avant que cette pratique ne se répande progressivement dans les autres régions du globe.
Dans ce nouveau contexte, les transitaires vont jouer un rôle central d’éducation du marché entre des chargeurs redevenus sensibles à la moindre hausse des taux de fret et des transporteurs ayant consenti des investissements importants pour s’aligner sur les objectifs de décarbonation de l’industrie du transport, notamment en flottes de navires et camions moins polluants (ces mêmes transporteurs ayant toutefois été aidés par les profits plus élevés réalisés pendant la période Covid).
Focus sur la dimension environnementale à venir dans notre prochaine publication
A l’aube d’une nouvelle phase de bas de cycle sur le marché du freight forwarding, la capacité des transitaires à répondre aux chargeurs en proposant un accompagnement poussé, digitalisé et personnalisé constituera sans doute un fort levier de différenciation.
Les auteurs remercient Rémi Goossens pour sa contribution.
(1) Twenty-foot equivalent, soit un container standard de 20 pieds (6,1 m x 2,4 m x 2,7 m)
(2) Taux de fret aérien, donné en USD par kilogramme de fret transporté
(3) Environnement, Social, Gouvernance
(4) Bilan d’émissions de gaz à effet de serre